[Invité] Décrypter Daech : si l’EI se fonde sur la religion, pourquoi est-il si violent ?

Aaron W. Hughes, University of Rochester

La soudaine notoriété de Daech (du moins en apparence) a suscité de multiples hypothèses quant à ses origines. Quels sont les forces et les événements qui ont conduit à l’émergence de ce groupe djihadiste ?

Aujourd’hui, Aaron Hughes, spécialiste en sciences des religions, pose la question de savoir si sa violence est inhérente à l’islam.

Malgré ce que l’on entend ici ou là, la religion n’est pas intrinsèquement pacifique. Ce présupposé repose largement sur l’idée, héritée du protestantisme, selon laquelle la religion est une pratique spirituelle, propre à chaque individu, et pervertie uniquement par des considérations bassement matérielles, notamment politiques.

Pourtant, des gens tuent – et adorent – au nom de la religion. Prétendre que le choix de l’une d’entre elles est plus juste que l’autre est non seulement problématique mais historiquement faux. Les croisades, les attentats contre les cliniques qui pratiquent l’avortement, certains assassinats politiques, et les attaques des colons israéliens contre des biens matériels appartenant aux Palestiniens – pour ne citer que quelques exemples – ont été, et sont encore, motivés par la religion.

Ceci est dû au fait qu’elle repose sur la notion métaphysique de « croyant » et de « non-croyant » – une distinction fondée sur les concepts de bien et de mal, qui peut opportunément servir à justifier les actes de n’importe quel groupe.

Un passé imaginaire

Daech, une organisation fondamentalement violente qui prétend refléter fidèlement l’islam du prophète Mahomet, fait partie de ceux-là. Elle s’apparente à d’autres courants réformistes islamiques qui cherchent à ressusciter, à l’époque moderne, l’idée qu’ils se font du système politique et social que Mahomet (570-632) et ses premiers fidèles instaurèrent et vécurent en Arabie au VIIe siècle après Jésus-Christ.

Le problème, c’est que nous savons très peu de choses de ce système, si ce n’est par le biais de sources beaucoup plus tardives, comme la biographie (sira) de Mahomet ou les travaux d’historiens comme ceux d’al-Tabari (839-923) .

La restauration du califat est l’un des principes fondateurs de Daech. Cette entité géopolitique, synonyme de l’empire islamique qui s’étendait du Maroc et de l’Espagne, à l’ouest, jusqu’aux Indes à l’est, constitue le symbole l’apogée de l’islam.

Quand il influait sur tout le Moyen-Orient et le pourtour méditerranéen, au VIIe siècle, l’islam propageait une vision résolument apocalyptique. De nombreuses sources, parmi les plus anciennes, évoquent ainsi la fin du monde. Citons notamment la lettre du deuxième calife, Oumar, à l’empereur byzantin Léon III, ainsi que des sources contemporaines non-musulmanes, tel le pamphlet Doctrina Jacobi (VIIe siècle) ou la version juive de l’apocalypse Les Secrets du rabbin Shimon bar Yohai (milieu du VIIIe siècle).

La destruction du monde débuterait par une lutte entre les forces du bien (les musulmans) et celle du mal. Cette vision apocalyptique, Daech se l’est appropriée. Là encore, il est utile de rappeler deux choses. La première, c’est que la majorité des musulmans n’accorde aucun crédit à cette vision des choses. La seconde, c’est que cette notion de « fin du monde » n’est évidemment pas propre à l’islam. On la retrouve dans le judaïsme et le christianisme, où elle ne relève pas du tout de l’orthodoxie.

Tolérance médiévale

Indépendamment du concept d’apocalypse, l’islam était-il particulièrement violent au VIIe siècle ? Sans émettre de jugement définitif sur ce sujet, on peut en tout cas rappeler les assassinats de trois des quatre premiers califes (successeurs) de Mahomet, ou les intenses débats théologiques de l’époque sur le fait de savoir qui était musulman ou non.

Les débats se concentraient notamment sur l’âme des grands pécheurs. Ces derniers restaient-ils toujours musulmans, ou bien leurs péchés les avaient-ils exclus de la communauté des fidèles ? Dans la doctrine de la plupart des musulmans, c’est à Dieu de statuer, et non aux hommes. Cependant, des groupes comme Daech prétendent en décider à la place de Dieu, ce qui ne correspond en rien aux croyances de la majorité des musulmans orthodoxes.

Un tel point de vue n’est certes pas incompatible avec l’islam, mais prétendre que des groupes comme Daech incarnent une interprétation médiévale de la doctrine islamique est injuste pour l’islam médiéval.

Ce manuscrit illustré de Yahya ibn Vaseti dans la maqâma d’al-Hariri (Bagdad, 1237) montre une bibliothèque et des étudiants.
Wikimedia Commons

Une bayt al-hikma (maison de sagesse ), construite au VIIIe siècle à Bagdad, symbolise ce que l’on a appelé l’âge d’or de la civilisation islamique. Pendant cette période de l’Histoire, des musulmans, des Juifs et des chrétiens étudiaient les textes philosophiques et scientifiques de la Grèce antique.

Ces érudits ont contribué à faire progresser diverses disciplines, dont les mathématiques, l’astronomie, la médecine, l’alchimie ou la chimie, notamment. En un siècle à peine, l’islam était devenu un empire cosmopolite qui n’avait rien à voir avec l’interprétation stricte et dogmatique qu’en font des groupes comme Daech aujourd’hui.

Un outil puissant

Les critiques occidentaux qui tentent de faire croire que l’islam est responsable des actions de Daech, et qui brandissent celles-ci comme une preuve supplémentaire de la violence intrinsèque de cette religion, négligent d’autres causes profondes, et très récentes.

Parmi elles, citons le passé colonialiste européen dans la région, le soutien des États-Unis et de l’Europe à divers dictateurs impitoyables au Moyen-Orient et l’instabilité engendrée par l’invasion américaine en Irak après les attentats du 11-Septembre 2001. Sur la base de cette histoire moderne, Daech et d’autres groupes nourrissent un rêve « romantique », celui de ressusciter le règne idéalisé du puissant califat islamique.

La capacité indéniable de la religion à ne pas s’embarrasser de nuances quand il s’agit de faire la différence entre « fidèles » et « infidèles », ou entre le « bien » et le « mal », en fait une idéologie puissante. Entre les mains de démagogues, le discours religieux – utilisé de manière sélective et manipulé afin d’atteindre des objectifs précis – s’avère redoutable.

S’il est inexact de dire que la rhétorique de Daech est non-islamique, il importe de souligner ici qu’elle ne représente qu’un courant très particulier de l’islam, certainement pas le principal.

Traduit par Bamiyan Shiff pour Fast for Word.

The Conversation

Aaron W. Hughes, Philip S. Bernstein Professor of Jewish Studies, University of Rochester

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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