[Invité] -Pourquoi le concept d’ethnie ne nous sert plus à rien

Michel Agier, École des Hautes Études en sciences sociales (EHESS) – PSL

Ce texte est publié en partenariat avec le site Les Archives du Présent où l’on peut retrouver l’intégralité de l’interview de Michel Agier.

Les politiques anti-migratoires menées aux frontières, notamment en Europe, nous ont fait changer de paradigme dans les manières de concevoir le rapport aux autres et au monde. La « solution » du mur est du même ordre que la « solution » du camp, qui se développe et s’installe dans les politiques et dans les têtes.

Comme si, depuis la fin de la Guerre froide, avec la découverte d’un monde unique et fini, cet espace commun avait eu besoin d’être à nouveau séparé, segmenté, fractionné, par des réactions de type autochtonistes que l’on voit à l’œuvre un peu partout dans le monde, comme réaction viscérale d’autoprotection face à un changement mondial.

La chute du mur de Berlin, en 1989.
Raphaël Thiémard/Flickr, CC BY

La réponse à ce changement n’est pas l’abolition de toutes les frontières, mais bien la renégociation de l’organisation du monde à l’échelle de la planète. À mon sens, la liberté de circuler fait aujourd’hui l’objet d’un conflit central : beaucoup de guerres que l’on dit locales ou régionales ont pour enjeu souterrain la liberté de circulation et la distribution des espaces.

Je ne vois pas d’un œil particulièrement inquiet le fait que des régions, des pays, des communautés, des micro-États se redessinent des frontières, mais lorsque celles-ci sont converties en murs, lorsqu’on ne peut plus concevoir une limite qu’en termes de séparation par l’enfermement, de soi ou de l’autre, alors on change de paradigme.

Cette forme de mur nie la fonction des frontières, c’est-à-dire la possibilité de la relation et de l’échange. C’est, me semble-t-il, le moment historique que nous sommes en train de vivre avec ce basculement de la frontière à la clôture.

Pour une anthropologie de la mobilité

Cette nécessité de redéfinir en permanence les frontières touche aussi la manière de faire de l’anthropologie. Travailler sur la mobilité humaine, comme c’est mon cas depuis de nombreuses années, oblige l’anthropologue à repenser sa discipline, puisque celle-ci est née sur l’étude de lieux homogènes, de groupes institués, de la permanence des structures familiales, sociales ou religieuses.

Or, l’augmentation exponentielle de la mobilité humaine a rendu tous ces lieux, ces groupes, ces structures, de plus en plus instables, mouvants, hybrides. Pour continuer à faire de l’anthropologie, je crois qu’il faut s’adapter à cette situation, de même que, depuis la naissance de la science sociale à la fin du XIXe siècle, il a toujours fallu adapter ses concepts et méthodes à l’évolution des sociétés humaines.

Cela implique par exemple, sur le terrain, d’apprendre à faire des enquêtes multi-situées, donc à se déplacer avec les gens qui se déplacent. Se déplacer, c’est-à-dire savoir aussi déplacer ses propres concepts : si on suit les populations qui bougent avec en tête, par exemple, le concept d’ethnie – concept traditionnel de l’anthropologie –, on risque de manquer la nouveauté des situations.

L’ethnie, un concept hérité des colonisations.
http://www.nypl.org/, CC BY

Le concept d’ethnie est historiquement situé. Il correspond au moment, à partir du XVe siècle, mais plus encore à partir des conquêtes coloniales du XIXe siècle, de la découverte par les Européens de sociétés autres. On a décrit ces sociétés comme « ethnos » : des peuples, et non des nations, opposant ainsi l’État-nation au peuple sans État. Ce concept me semble aujourd’hui inopérant.

Recompositions identitaires

Le concept d’ethnie est discutable en lui-même puisqu’il correspond à un moment de la vision occidentale savante sur les peuples « autres », avec tous les dégâts que cette manière de nommer les ethnies, d’assigner des identités, et donc d’exclure au nom de la différence, ont pu faire dans l’histoire. Mais surtout, il est inadapté au monde éclaté d’aujourd’hui, dans lequel les parcours sont – et pas seulement pour les Occidentaux – très individualisés.

Les regroupements, les associations, les formes de vie commune sont instables, n’engagent plus pour toute la vie ni le tout de la vie. Pas plus moi que le Dogon du Mali qui va se dire Dogon à un moment donné parce que des touristes sont là pour voir des Dogons – je pars au Mali pour voir des Dogons, on me montre des Dogons qui jouent aux Dogons. Ce genre de réinvention ou de fiction ethnique n’est ni vrai ni faux. Être Dogon peut fort bien être l’un des aspects par lesquels une personne se présente, autant en hommage à ses ancêtres que par stratégie économique à l’égard de l’ethno-tourisme.

Il s’agit là d’identité ethnique et non pas, ou plus, d’ethnie au sens d’une organisation sociale, économique, culturelle cohérente et stable. Et cette identité ethnique est elle-même une identification parmi d’autres possibles. Les mêmes individus qui se sont dits Dogons dans un contexte d’ethno-tourisme, se retrouvant en France, vont être dits Maliens, ou travailleurs africains, ou tout à fait autre chose. Toutes ces formes d’identification à des collectifs, ces identités, sont très provisoires.

La danse rituelle « dogon » d’un individu aux identités multiples.
Gina Gleeson/Flickr, CC BY-SA

L’ethnie des autres

Une certaine anthropologie traditionnelle peut bien continuer à chercher comment « l’ethnie » continue de se réaliser dans ces situations nouvelles, mais je pense que c’est plutôt le concept même d’ethnie qui ne nous sert plus à rien. L’anthropologie a longtemps eu pour compétence de dire quelle est l’identité des « autres » tandis que « nous », nous savons bien que nous nous référons à de multiples identités dans nos vies, en tenant plus que tout à notre singularité d’individus. Mais si nous y tenons, les autres y tiennent aussi. Pour prendre en compte la mobilité humaine et ses effets mondiaux, cette conception de l’ethnie appliquée aux autres (les décrivant comme attachés à un lieu, à une identité, à une origine, à une place) est à revoir.

Depuis avril 2016, Michel Agier mène un programme de recherche collective et d’ateliers publics, soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche et intitulé BABELS (Border Analysis and Border Ethnographies in Liminal Situations) ou « La ville comme frontière ».

Michel Agier, Anthropologue, Directeur de Recherche à l’IRD et Directeur d’études à l’EHESS, École des Hautes Études en sciences sociales (EHESS) – PSL

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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