[Invité] A propos de Révolution fraternelle, le cri des pauvres

Jean-François Collin  (1), abonné à ce blog,  nous propose ici une lecture du dernier livre de Véronique Fayet, Présidente du Secours catholique.

Et oui, le Secours catholique a fait sa révolution de l’aide à l’entraide, rejoignant pour partie ATD Quart-Monde sur sa vision d’une société partant des plus pauvres. Quand on sait l’investissement de si nombreux bénévoles dans tant de lieux, avec une culture de l’aide immédiate répondant à l’urgence, cela n’a pas du-être facile. Mais la prochaine étape est à venir, celle où les pauvres seront leurs propres porte-paroles.

Revolution_Fraternelle

Car aujourd’hui, le cri des pauvres … est encore porté par ceux qui ne le sont pas. Quand verrons-nous les lieux de manifestations, les ronds-points… animés par des pauvres, des SDF, des sans-papiers … au même titre que l’ont fait avant eux des syndiqués, des militants de partis politiques et maintenant les gilets jaunes se considérant non représentés ? La question n’est pas que les gilets jaunes veuillent bien représenter les pauvres, mais que ces pauvres organisent leurs propres mouvements.
Lire à ce propos le roman de Ayerdhal (Résurgences). (2).
Et là, c’est une tout autre vision à envisager dans la relation d’entraide. Devenir capable d’organiser et de gérer ses propres revendications !
Certes, à vivre en proximité avec eux, à les écouter, à les intégrer dans leurs réflexions, ces Institutions ont une bonne connaissance de ce que vivent les pauvres et de leur exclusion de la société. Mais, dans les instances officielles et commissions diverses, c’est l’élite fraternelle qui vient rappeler les qualités et les revendications des pauvres… c’est elle qui négocie pour eux (parfois avec eux).

Depuis longtemps, les délégations d’ATD Quart-Monde comptent dans leurs rangs des militants du Quart-Monde. Est-ce pour autant les militants qui définissent la stratégie du Mouvement ? Dans les instances dirigeantes du Secours catholique, apparemment, on trouve encore essentiellement ces élites fraternelles.

Comme le souligne Véronique Fayet avec lucidité, au-delà de leurs découvertes et propos sur les pauvres, nos dirigeants continuent à défendre des postures opposées à la solidarité.  Les dirigeants du Secours catholique sont certainement des lobbyistes talentueux mais sont-ils efficaces face à des dirigeants issus des mêmes milieux lorsque ces derniers prônent l’exclusion des étrangers ou une rhétorique de réussite personnelle : ceux qui le veulent peuvent réussir, ou chacun pour soi (projet de retraite à points par ex), ou objectif devenir riche (à rebours des experts, par ex. G. Giraud et C. Renouard sur le facteur 12), ou encore la théorie du ruissellement si chère à Macron (qui n’a pas écouté le Pape moquant résolument cette théorie) ?(3).

Ces élites fraternelles continuent néanmoins inlassablement de se mobiliser en portant le cri des pauvres avec leur intelligence et leur cœur, dans leurs réseaux, dans les commissions multiples pour modifier quelques paragraphes d’un énième plan pauvreté. Elles restent respectueuses de l’avenir, des règles imposées, alors que les pauvres organisés pourraient prendre le risque, s’ils le décident, de manifester plus radicalement pour changer fondamentalement leur vie et le regard porté sur eux. Les pauvres sont plus audacieux que nous, comme l’écrit Véronique Fayet qui modère aussitôt son propos par « rêvons logique ». Mais qui définit la logique et quelle logique ?

Gérer ou éradiquer la misère ?

Ce long développement décrit une approche qui n’est pas nouvelle. Elle est connue pour avoir été théorisée et mise en pratique par Paulo Freire dans les années 70, l’éducation populaire conçue comme un processus de conscientisation et de libération. Véronique Fayet, évidemment, ne l’ignore pas, elle qui met en exergue de ce livre une citation de Mgr Oscar Romero qui a justement fait sienne cette vision de la libération des pauvres. Cette citation est extraite de son discours à l’Université catholique de Louvain en 1980. Cette posture lui a coûté la vie.

Il avait cheminé, Mgr O. Romero, pour en arriver là. Est-ce la prochaine étape du Secours catholique ? Prendra-t-il le risque de la fixer comme un objectif prioritaire ? On comprend bien le discours prudent, ne pas exposer les pauvres inutilement, ils sont encore trop fragiles, il faut les accompagner. Les Universités populaires, les bibliothèques, plutôt que la soupe populaire, évidemment c’est important… mais les pauvres dans les différentes Instances, c’est pour quand ? Les pauvres directement en responsabilité pour concevoir et mettre en œuvre leur propre stratégie, c’est pour quand ? Des solidarités fraternelles, oui bien sûr c’est essentiel, mais discrètement en soutien quand sollicitées, c’est pour quand ?
Accompagner comme le fait le Secours catholique, c’est plutôt gérer la misère. Pourtant, Véronique Fayet aspire à l’éradiquer et rejoindre ainsi les objectifs de développement durable de l’ONU. Changement de paradigme et donc de méthode.

Les évolutions sont possibles avec de la persévérance. Au Secours catholique, le passage des vestiaires aux boutiques en est une, l’expérimentation zéro chômeur de longue durée permise par la loi à l’issue de longs combats en est une autre. Cela interroge aussi. Expérimenter la création de CDI et une stabilité dans l’emploi dans un pays qui a comme horizon de supprimer le statut des fonctionnaires et donc l’emploi à vie, étonnant ! Si on pense qu’un emploi stable c’est intéressant, pourquoi uniquement pour les pauvres et à contre-courant de ce qui se passe dans la société ? Pourquoi ne pas se donner pour objectif ensuite de le généraliser ? A propos, lire ou relire Bernard Friot (le salaire à vie ou le salaire crée l’emploi, cela s’illustre finalement dans zéro chômeur de longue durée). (4)

L’exemple des accordeurs issu du Québec est amusant… et vieux comme le monde, cela s’appelle du troc. Pourquoi pas, mais quid de la valeur ajoutée, du travail non déclaré ? Ce troc nouvelle formule est redéveloppé par de multiples groupes solidaires, mais sa diffusion ne peut pas s’affranchir d’une réflexion sur le modèle économique dans lequel on vit. Il y a des allusions à la finance et au système bancaire dans cet ouvrage, des exemples d’expérimentations et d’aménagements à la marge. Mais le cœur du problème est ailleurs, il ne changera que sous une pression forte, et c’est aussi possible. Écoutez encore Gaël Giraud décrire comment les revendications des gilets jaunes conduisent des commissaires européens à envisager différemment les règles des déficits budgétaires (sur la chaine Thinkerview https://www.youtube.com/watch?v=2oFARgqG0NA&frags=pl%2Cwn). Rapports de force ou discussions feutrées pour faire bouger les choses ? Sans doute les deux pour être efficace.

Le Secours catholique est un mouvement d’une Église qui a une pensée sociale

Saluons sans réserve les propos fermes du Pape et du Secours catholique sur le droit à migrer.
Ne pas oublier pour autant que la pédagogie des opprimés qui a inspiré tout un courant de l’Église avec la théologie de la libération a été réduite au silence par Jean-Paul II et par le cardinal Ratzinger devenu ensuite Benoît XVI (ils ont en revanche privilégié en Amérique latine des cardinaux très peu recommandables que sont Sodano et Trujillo).
Mgr Oscar Romero était plutôt conservateur avant d’adhérer à cette théologie et d’en exprimer la portée. De même, le Secours catholique peut certainement encore évoluer.
Les déclarations de Caritas (et donc du Secours catholique) sur la lutte contre la traite des êtres humains sous toutes ses formes (exploitation sexuelle, travail forcé, esclavage domestique, …) sont également à saluer mais elles interrogent sur le poids de la pensée sociale de l’Église. Est-ce la pensée de l’Église ou seulement celle de quelques-uns au sein de l’Église ?

Sans parler du luxe dans lequel vivent certains cardinaux, l’inertie face à l’exploitation sexuelle ou à l’esclavage domestique au sein de l’église donne la nausée. Le rapport de Maura O’Donohue (Caritas, en 1994, sur l’organisation dans de multiples pays de viols commis par des prêtres sur des religieuses), comme d’autres rapports ensuite, ont été tenus secret longtemps par le Vatican et apparemment n’ont eu aucune suite, malgré des votes et pressions des députés européens. Une exploitation sexuelle de religieuses pauvres serait toujours d’actualité, notamment au Vatican (voir en replay documentaire récent sur ARTE). Les Travailleuses missionnaires ont pendant des années été victimes d’esclavage domestique (pas de salaire, papiers confisqués) au sein du Vatican et en d’autres lieux de pèlerinage (Domrémy par ex.) (association reconnue par le Saint-Siège et rattachée au tiers ordre des grands Carmes, souvent des femmes jeunes et pauvres venues d’Afrique utilisées dans des restaurants de la chaîne « L’Eau vive »). Le silence demeure la règle… même s’il y a un frémissement.

Des centaines de milliers de personnes (essentiellement catholiques) défilent en France contre le mariage pour tous, combien seraient-elles pour défendre des mesures permettant d’éradiquer la pauvreté ? Et ne parlons pas des réseaux internationaux actifs autour de l’Institut Dignitatis Humanae, les mêmes que ceux qui ont lutté contre la théologie de la libération. Les pauvres ne semblent pas avoir de place dans cette approche très orientée de la dignité humaine. Alors, la pensée sociale au cœur de l’Église ou une caution très marginale, laissée à Caritas et aux initiatives locales des paroisses et de nombreux catholiques anonymes ?

Le cri des pauvres, écrire et défendre eux-mêmes les prochains manifestes du Secours catholique ?

Dans son plaidoyer, Véronique Fayet transmet avec force le cri des pauvres. Avec la capacité à mobiliser des équipes et des énergies qui la caractérise, elle montre combien le Secours catholique a muté au sein d’une Église qui peine à le faire. Il s’est donné des objectifs et les atteint, grâce à une fraternité et une proximité du quotidien avec les pauvres. Alors pourquoi ne pas envisager l’étape suivante : l’option préférentielle pour les pauvres, encore appelée théologie du peuple, plus proche des visées du pape François que la théologie de la libération ? Ainsi, n’en doutons pas, les pauvres écriront et défendront eux-mêmes les prochains manifestes du Secours catholique. Et la révolution serait fraternelle car soutenue par les relais mobilisés dans la société. On pourrait ainsi rêver au cri de la démocratie, auquel Véronique Fayet aspire.

Jean-François Collin

Notes :
  1. Jean-François Collin, abonné à ce blog,  n’est lié ni au Secours Catholique ni à ATD Quart-Monde. Comme tous les articles invités, celui-ci n’engage que son auteur.
  2. Résurgences : –> https://www.babelio.com/livres/Ayerdhal-Resurgences/178455
  3. Le pape et la théorie du ruissellement
    –> https://www.vaticannews.va/fr/pape/news/2018-06/pape-discours-maestri-lavoro.print.html
  4. Zéro chômeur de longue durée : –> http://jautre.com/?s=zéro+chômeur

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