[Invité] N’ignorons pas les évolutions sociétales derrière la transformation digitale !

Anthony Hussenot, Université Paris Dauphine – PSL

Le discours actuel sur la transformation digitale conduit à occulter les évolutions sociétales qui expliquent le succès de ces technologies. Dire qu’il y a une transformation digitale revient donc à accorder à la technologie un rôle tout puissant. Ce déterminisme technologique nous empêche de comprendre la complexité des relations entre les technologies et les pratiques sociales qui conduisent à des changements majeurs.

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Il n’y a pas de transformation digitale qui change la société

Nous serions en train de vivre une transformation digitale et il n’y aurait nul autre salut que celui qui consiste à adopter ces nouvelles technologies. Ce discours mainte fois lu et entendu est fondé sur l’idée selon laquelle les innovations technologiques transforment la société. Dans la presse comme dans de nombreux travaux de recherche, le raisonnement est souvent le même : la technologie transforme les entreprises, les marchés, la société, etc. Le big data, les technologies mobiles et l’impression 3D étant les principaux exemples pour étayer cet argument.

Ce raisonnement n’est pas nouveau. Dans les années 1990, il était fréquent de lire que la micro-informatique entraînait une évolution de notre société vers une économie de la connaissance. De la même façon, dans les années 2000, Internet aurait transformé la société pour le meilleur et le pire. Et pour les années à venir, on prédit déjà que le machine learning, la réalité virtuelle ou la robotique se chargeront de changer nos modes de vie et nos modèles économiques.

Ce raisonnement est séduisant, mais il aboutit à une lecture simpliste de la complexité des évolutions. En limitant la réflexion aux impacts de quelques technologies sur la société, il fait l’économie d’une compréhension des phénomènes hétérogènes qui conduisent à des évolutions sociétales importantes. En fait, en désignant les technologies digitales comme étant la cause des changements, nous faisons toujours le même raisonnement depuis des décennies, celui du déterminisme technologique.

Déjà dans les années 1990, des recherches avaient montrées qu’il ne suffisait pas d’installer un logiciel de travail collaboratif pour susciter la collaboration parmi les salariés. À la fin des années 2000, nous avions montré que l’amélioration continue d’une technologie ne conduisait pas nécessairement à une évolution des pratiques des usagers. Le raisonnement est encore valable aujourd’hui. Le perfectionnement technique d’une application sur smartphone ne garantit pas son succès. Cela nous rappelle que la technologie ne fait pas les transformations.

… mais des nouvelles pratiques habilitées et contraintes par les technologies digitales

Ainsi, ce que l’on appelle la transformation digitale doit davantage être comprise comme l’expression de nouvelles pratiques sociales complexes et hétérogènes. Par exemple, le succès d’Airbnb est avant tout lié à une évolution des pratiques de mobilité des personnes qui a débuté bien avant l’apparition de cette entreprise et des plateformes de partage. C’est parce que les personnes veulent voyager plus, de façon plus économique et peut-être de façon un peu plus authentique, qu’Airbnb a su s’imposer sur le marché de l’hôtellerie. La plateforme de partage a certes permis de rendre possible ce service, mais la technologie n’est pas la raison unique du succès de cette entreprise.

Cependant, il ne faut pas non plus tomber dans l’erreur inverse qui consisterait à dénigrer le rôle des technologies. Dans le cas des plateformes de partage, elles facilitent et contraignent les mises en relation et la mise à disposition de l’information. Elles jouent donc un rôle de médiateur entre les acteurs et d’amplificateur car elles permettent d’opérer à une échelle globale.

Plus généralement, le social et la technologie sont inextricables. Les technologies émergent des pratiques et, en retour, habilitent tout autant qu’elles contraignent ces mêmes pratiques. La technologie ne transforme donc pas le social. Technologies et pratiques sociales co-émergent. Sans Internet, les échanges de logements auraient été tout autre ; mais sans individus pour pratiquer l’échange de logements, ce service n’existerait pas.

En somme, il n’y a pas de social sans technologie, et pas de technologie sans social. C’est notamment une thèse développée par les tenants d’un courant de pensée appelé la sociomatérialité en théories des organisations. Pour comprendre cette inextricable relation, les auteurs de ce courant nous invitent notamment à suivre les pratiques concrètes de collaboration, communication, mobilité, production, etc.

En somme, c’est dans les pratiques que de nouvelles technologies émergent et trouvent un rôle et un statut. Plutôt que de nous évertuer à essayer de comprendre une supposée transformation digitale, nous serions plus inspirés à appréhender, par exemple, les évolutions des pratiques de travail et des modes de vie. L’effort est plus conséquent, mais cela permettrait d’appréhender les enjeux sociaux dans leur complexité et d’imaginer des solutions nouvelles à la hauteur des évolutions sociétales.

The Conversation

Anthony Hussenot, Maitre de conférences en théories des organisations et management, Université Paris Dauphine – PSL

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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