[Invité] Au bout de combien de temps est-on vraiment en retard ?
Notre auteur, Américaine installée en France depuis 17 ans, est professeur de management et spécialiste des différences culturelles d’un pays à l’autre. Ses travaux, fondés sur des études d’anthropologues et de psychologues, montrent à quel point un Français, un Allemand et un Brésilien voient, derrière les mots « arriver en retard », des réalités bien différentes. Dans son livre « La carte des différences culturelles : 8 clés pour travailler à l’international » (Editions Diateino), elle explique comment décoder les étranges comportements des étrangers… et ne froisser personne.
Gestion du temps, dates butoirs, pression du calendrier… nous courons tous après le temps. Cependant, là où telle culture dans le monde considérera qu’on est effroyablement en retard, une autre trouvera que l’on est raisonnablement à l’heure.
Ce matin, vous vous réveillez au son de votre iPhone qui vous rappelle au passage que vous avez rendez-vous avec un fournisseur à 9 heures 15 à l’autre bout de la ville. Mais la journée s’annonce mal… Votre petit dernier casse un pot de confiture dans lequel votre aîné a la bonne idée de marcher. Vous vous retrouvez à perdre encore plus de temps à tout nettoyer. Encore quelques minutes de perdues à chercher vos clés qui se cachaient dans le placard de la cuisine, mais, par chance, vous parvenez à déposer vos enfants à l’école au moment où la sonnerie retentit et où la porte se ferme. C’est alors que votre iPhone sonne 9 heures, ce qui signifie que vous aurez six ou sept minutes de retard pour cette importante réunion – si tant est qu’il n’y ait pas plus de circulation que d’habitude. Que faire dans ce cas ?
Vous avez bien sûr la possibilité d’appeler votre fournisseur pour vous excuser et lui expliquer que vous arriverez à 9 heures 21 précise. Ou 9 heures 22. Mais vous pouvez aussi vous dire qu’un retard de six ou sept minutes n’est pas fondamentalement un retard et décider de vous engager dans la circulation sans prendre la peine de prévenir. Sauf si vous ne vous préoccupez absolument pas de l’heure : que vous arriviez à 9 heures 21, 22 ou même 45, on considérera encore que vous êtes « dans les temps » et personne n’en fera une histoire, ni vous, ni votre fournisseur.
En France, 7 minutes de retard, c’est toujours être à l’heure
Si vous vivez au sein d’une culture qui a une conception rigoureuse de la gestion du temps, comme en Allemagne, en Scandinavie, aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, il est probable que vous passiez un coup de fil. Dans le cas contraire, votre fournisseur risquerait de s’agacer à chaque seconde où vous n’apparaissez toujours pas. Inversement, si vous vivez en France ou dans le nord de l’Italie, il y a des chances que vous n’éprouviez pas le besoin de téléphoner, car arriver avec six ou sept minutes de retard, c’est encore être « fondamentalement à l’heure » (après 12 ou 15 minutes, l’histoire aurait été différente).
Et si vous appartenez à une culture qui a une conception souple du temps, comme c’est le cas au Moyen-Orient, en Afrique, en Inde ou en Amérique du Sud, le temps risque d’avoir pour vous une élasticité complètement différente. Dans ces sociétés où il faut se battre contre la circulation et le chaos général de l’existence qui ne cessent de vous mettre des bâtons dans les roues, la probabilité d’un retard est une donnée de base. Dans ce contexte, il n’y a guère de différence entre 9 heures 15 et 9 heures 45, et c’est accepté par tous.
Au tout début de mon installation en France (je suis américaine), j’avais été prévenue par des amis américains que les Français sont toujours en retard. Et cela s’est révélé partiellement exact, même si l’impact de ces retards sur mon travail a été assez faible au quotidien. À titre d’exemple, peu de temps après mon arrivée à Paris, j’avais pris rendez-vous avec un chasseur de têtes spécialisé dans les postes pour expatriés, dans l’une des tours de verre de La Défense. Ayant pris soin d’arriver avec cinq minutes d’avance à mon rendez-vous de 10 heures, j’essayais nerveusement de dérouiller mon français dans ma tête. La femme avec laquelle j’avais rendez-vous, Sandrine Guégan [les noms ont été changés], était une cliente de longue date de mon entreprise et connaissait bien mon patron. Il m’avait assuré qu’elle me réserverait un accueil chaleureux.
J’avais perdu patience
L’hôtesse prévint Madame Guégan à 10 heures précises et, après une seconde avec elle au bout du fil, elle me demanda poliment de bien vouloir patienter. Je me perchai donc délicatement sur le gros canapé de cuir et je patientai quelques minutes en faisant semblant de parcourir le journal. Mais, à 10 heures 07, je n’avais plus beaucoup de patience. M’étais-je trompée sur l’heure du rendez-vous ? Est-ce qu’elle avait eu une urgence indépendante de sa volonté ? Et à 10 heures 10, je me demandai si le rendez-vous allait être maintenu.
Madame Guégan sortit de l’ascenseur à 10 heures 11 et m’accueillit avec chaleur, mais sans un mot d’excuse pour son retard. Depuis le temps que je travaille aux États-Unis et en France, je suis en mesure de confirmer que, dans la plupart des cas, la marge de retard autorisée – pour commencer, finir ou partir – est d’une dizaine de minutes de plus en France qu’aux États-Unis. Si on le sait, ce n’est en général pas très compliqué de s’adapter.
C’est quand je travaillais en Amérique du Sud que j’ai pris conscience du caractère central de la gestion du temps. Au début de cette semaine-là, j’avais pris la parole pendant 40 minutes à Denver, dans le Colorado, devant un groupe d’environ 500 managers, Américains pour la plupart. L’après-midi du jour précédent, Danielle, l’organisatrice de la convention, m’avait montré un jeu de pancartes qu’elle aurait entre les mains pendant mon intervention.
Une pancarte « 0 minute » pour indiquer la fin de mon temps de parole
« Je vous ferai signe toutes les 10 minutes, m’expliqua-t-elle, en me montrant les pancartes sur lesquelles était écrit en gros caractères noirs « 30 minutes », « 20 minutes » et « 10 minutes ». Les dernières pancartes affichaient « 5 minutes », « 2 minutes » et « 0 minute ». Le gros zéro noir de la dernière signifiait, sans l’ombre d’un doute, que j’avais épuisé mon temps de parole et qu’au moment où je le verrais, je n’aurais plus qu’à quitter l’estrade.
Je comprenais parfaitement Danielle. Elle est typique de ma tribu (américaine) et je n’avais aucun problème avec l’idée de surveiller mon temps minute par minute. Mon discours se déroula parfaitement et mon auditoire, culturellement « rigide » en matière de gestion du temps, l’apprécia comme il convenait.
Quelques jours plus tard, je dînais avec Flavio Ranato, charmant Brésilien d’un certain âge, dans un restaurant aux larges baies vitrées qui donnait sur les lumières de Belo Horizonte, cinquième ville du Brésil. Nous étions en train de préparer l’exposé que je devais faire le lendemain à un grand groupe de Sud américains. « C’est un sujet très important pour notre entreprise, me dit-il. Tout le monde va être passionné. Sentez-vous libre de dépasser le temps prévu, si vous en avez envie. Ce sera dans l’intérêt du groupe. »
Je ne comprenais pas bien ce qu’il voulait dire, car j’avais déjà répété ma présentation avec le technicien informatique. En outre, le programme du jour était déjà imprimé et affiché sur la porte de la salle. « Je dispose de 45 minutes, selon le programme de la réunion. Vous pensez me donner combien de temps ? Une heure ? », demandai-je. « Bien sûr, me répondit-il avec un petit haussement d’épaules. Prenez tout le temps dont vous avez besoin. » Pour être absolument sûre de son intention, je confirmai que je serais ravie de prendre 60 minutes, et Flavio Ranato hocha la tête. Je rentrai à mon hôtel pour revoir ma présentation pour l’adapter à une durée d’une heure.
« Prenez tout votre temps »
Le lendemain, en arrivant à la convention, je remarquai immédiatement que le programme annonçait toujours que j’allais parler pendant 45 minutes. Un peu perturbée, je cherchai Flavio dans la foule pour lui demander si j’avais bien compris : « Vous souhaitiez que je prenne 45 minutes ou une heure pour mon intervention de ce matin ? » Il eut un petit rire, comme si mon comportement était bizarre. « Ne vous faites pas de souci, Erin, dit-il en essayant de me rassurer. Vous allez les passionner. Je vous en prie, prenez tout le temps dont vous avez besoin. »
Dès le début de ma présentation, qui avait subi plusieurs retards imprévus, la réaction de l’auditoire fut conforme à ce qui m’avait été annoncé. Les participants manifestaient bruyamment leur intérêt et, à la fin de mon intervention, ils furent nombreux à agiter le bras pour poser des questions et pour donner des exemples. Les yeux rivés sur la grande horloge qui était au fond de la pièce, je terminai ma session au bout de 65 minutes, avec un retard de quelques minutes dû à une question qui avait pris plus de temps que je n’aurais pensé. Flavio s’approcha de moi : « C’était super, comme je l’espérais, mais vous avez terminé trop vite ! »
Vite ? Je n’y comprenais rien : « Je croyais que j’avais une heure et j’ai déjà pris cinq minutes de plus », hasardai-je. « Vous auriez pu prendre davantage ! Ils étaient passionnés », insista-t-il.
Une marque de manque de respect
Au cours de la soirée qui suivit, nous eûmes une conversation qui m’éclaira beaucoup sur notre malentendu : « Je ne voulais pas mobiliser votre groupe plus longtemps que prévu sans y être clairement autorisée, lui expliquai-je. Vous m’aviez donné une heure. Prendre davantage de temps sans votre permission aurait constitué, à mes yeux, un manque de respect vis-à-vis du programme qui avait été donné. »
« Je ne comprends pas, répondit-il. Dans la situation présente, c’est nous votre client. C’est nous qui vous payons pour vous entendre. Si vous voyez que nous avons encore des questions et que nous avons envie de poursuivre la discussion, n’est-ce pas dans l’intérêt de la qualité du service client que de prolonger votre intervention pour répondre à nos demandes ? » J’étais troublée. « Mais si vous ne me dites pas explicitement que je peux prendre 15 minutes de plus, comment puis-je savoir que c’est ce que vous voulez ? »
Il me dévisagea avec curiosité, commençant à comprendre à quel point je venais d’un autre monde. « C’est évident qu’ils étaient intéressés et qu’ils en redemandaient. Vous ne vous en êtes pas rendu compte ? »
Je commençais à voir l’énormité de l’impact que peuvent avoir des attitudes différentes vis-à-vis du temps. Du fait de nos postulats respectifs concernant la gestion du temps, nous avions chacun une conception différente d’un « service client de qualité ».
Quand les vaches rentrent à l’étable
L’anthropologue américain Edward T. Hall a été l’un des premiers chercheurs à étudier la manière dont les sociétés diffèrent dans leur rapport au temps. Dans La Danse de la vie : temps culturel, temps vécu, Hall distingue les cultures « monochrones » et les cultures « polychrones ». Pour les premières, le temps est considéré comme une réalité tangible. « On le dit gagné, passé, gaspillé, perdu, rattrapé, long, ou encore on le tue ou il passe. Et il faut prendre ces métaphores au sérieux. La gestion monochrone est utilisée comme système de classification qui crée de l’ordre dans la vie. Ces règles s’appliquent à tout, sauf à la naissance et à la mort. »
Inversement, les cultures polychrones ont un rapport souple au temps, à l’implication individuelle et à la finalisation des transactions. « Les rendez-vous, écrit Edward T. Hall, n’ont pas de caractère de sérieux et, par conséquent, on les néglige ou on les annule souvent […] car il est plus probable qu’on considère le temps comme un point que comme un ruban ou une route. […] Un Arabe dira « je vous verrai avant une heure » ou « je vous verrai dans deux jours ». En d’autres termes, quelqu’un qui vit dans une société polychrone suggèrera une plage de rendez-vous dans un futur proche sans fixer le moment exact de ce rendez-vous.
Dans la lignée du travail de Hall, le psychologue américain Robert Levine a entrepris d’observer et d’analyser minutieusement l’attitude de différentes cultures vis-à-vis du temps de l’horloge. Il a constaté que certaines cultures mesurent le temps par intervalles de cinq minutes, tandis que d’autres ne se servent pratiquement pas d’horloges mais gèrent leur journée en fonction de ce qu’il désigne comme du « temps événementiel » : avant le déjeuner, après le lever du soleil ou, dans le cas des indigènes du Burundi, « quand les vaches rentrent à l’étable ».
La gestion du temps est profondément influencée par des facteurs historiques qui modèlent la façon dont on vit, travaille, pense et interagit les uns avec les autres. Si vous vivez en Allemagne, vous trouvez sans doute que les choses s’y déroulent en général comme prévu. Les trains sont à l’heure, la circulation est raisonnable, les institutions sont fiables ; les règles de l’administration sont claires et font l’objet d’une application relativement cohérente. Vous pouvez programmer toute votre année en partant du principe que votre environnement ne va pas interférer de façon majeure avec vos projets.
Les Allemands, calés sur les contraintes du travail d’usine
Il y a une relation claire entre ce schéma culturel et la place historique de l’Allemagne comme l’un des premiers pays du monde à avoir été fortement industrialisé. Imaginez que vous êtes ouvrier dans une usine automobile allemande. Si vous arrivez avec quatre minutes de retard, la machine dont vous êtes responsable démarre en retard, ce qui se traduit par une perte financière réelle et mesurable. De nos jours, la perception du temps qu’ont les Allemands plonge encore partiellement ses racines dans le paradigme de la révolution industrielle, à l’époque où le travail d’usine exigeait que la main d’œuvre soit disponible au moment précis qui avait été fixé.
Dans d’autres sociétés – en particulier dans les pays en développement –, le fait principal de l’existence est le changement permanent. Avec les révolutions politiques et la modification des systèmes financiers, avec les aléas de la circulation, avec la succession des moussons et des sécheresses et les défis imprévisibles qui en découlent, les bons managers sont ceux qui ont développé la capacité à épouser les changements avec aisance et souplesse.
La souplesse de l’agriculteur du Nigéria
Supposons que vous soyez agriculteur dans la campagne du Nigéria, où l’essentiel du travail est fait à la main, et où les machines sont rares. Dans cet environnement, peu importe que vous commenciez à travailler à 7 heures, 7 heures 12 ou même 7 heures 32. Ce qui compte, c’est que votre structure professionnelle soit assez souple pour s’adapter aux changements de l’environnement naturel, et que vous ayez investi dans les relations indispensables pour que vos ouvriers vous restent loyaux en temps de sécheresse ou d’inondation, d’érosion ou d’invasion d’insectes.
Les positions doivent être envisagées d’un point de vue relatif, d’une culture à l’autre. À ce titre, on pourra entendre les Allemands se plaindre amèrement du manque de ponctualité des Britanniques et les Indiens trouver les Français rigoureux dans leur gestion du temps. Cela n’empêche pas les pays germaniques, anglo-saxons et ceux du nord de l’Europe de se ranger en majorité du côté rigoureux, alors que les cultures latines, d’Europe comme d’Amérique, se retrouvent du côté de la souplesse, les cultures moyen-orientales et africaines occupant – toujours de ce côté – les positions les plus extrêmes. En Asie, le Japon est du côté de la rigueur temporelle, mais la Chine et, tout spécialement, l’Inde ont une approche souple du temps.
Erin Meyer, Professeur associé en sciences de gestion, INSEAD
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.